vendredi 19 août 2011

La part animale (Art Orienté Objet)

La part animale, c’est le titre de l’exposition qui a été présentée au Centre d’Art Contemporain Rurart, à Vouillé, près de Poitiers, en mai 2011. Une exposition dans le prolongement de la performance Que le cheval vive en moi, réalisée le 22 février dernier à Ljubljana en Slovénie par le duo Art Orienté Objet. Ce jour-là, Marion Laval-Jeantet se faisait injecter par son partenaire Benoît Mangin du sang de cheval. Entrer en communication avec l’étrangeté animale, au-delà d’une vision anthropocentrique du monde, tel était l’enjeu de cette exploration contemporaine de la relation homme-animal, aux frontières de la science et de l’art.



« Être ange, C’est étrange Dit l’ange. Être âne c’est étrâne dit l’âne »…
 (Jacques Prévert, dans Fatras)
On aurait envie d’ajouter : « Être cheval, c’est quoi ? ». Car c’est bien là le point de départ du questionnement et du terrain d’expérimentation scientifico-existentialo-artistique du couple Art Orienté Objet. « En fait, c’est quelque chose qui vient à l’origine d’une conviction très ancienne, commune à Benoît et à moi, selon laquelle le sens de notre existence terrestre, c’est la dissemblance, le fait qu’on soit tous séparés les uns des autres et que, du coup, on ait à s’adapter à cette notion d’altérité. On est donc complètement obsédé par la question de l’altérité », explique Marion Laval Jeantet. Cette question, ils l’ont bien sûr travaillée avec l’homme (minorités sociale, culturelle, ethnographique, etc), puis, « forcément », avec l’animal, « en tant qu’autre à la fois très accessible, au sens où il est très individué et très communicant, mais en même temps très différent ».

Le choix s’est porté davantage sur les mammifères avec lesquels il est plus facile d’établir une « correspondance ». Des prothèses exposées à Rurart jalonnent ce parcours, des félins au cheval, en passant par les cervidés. En ce qui concerne l’expérimentation du « sang étranger », le choix initial du panda a dû être abandonné, trop compliqué à mettre en œuvre, notamment pour des raisons éthiques. Le choix s’est finalement porté sur le cheval qui, étant donné sa constitution et son  comportement éloignés de ceux des primates, était  susceptible de provoquer davantage d’effets dans le cadre de l’expérience. Et puis, en arrière plan, n’y a-t-il pas l’hybridation mythique du centaure …

Sur le plan scientifique, l’expérience aura été préparée minutieusement pendant plus de trois ans, avec un travail auprès de chercheurs et de laboratoires sur les  questions de ‘compatibilisation’ du sang, afin de prendre le moins de risques possibles lors de l’injection. « En fait il y a eu tout un processus de mithridatisation, c’est-à-dire qu’on m’a progressivement habituée à différentes familles d’immunoglobulines, pour qu’il n’y ait pas un rejet massif du corps lors de l’injection. Au tout début, j’y allais un peu inconsciemment, puis à un moment j’ai commencé à ressentir des effets, à avoir des troubles du sommeil. Je me suis alors dit que ce n’était pas anodin ».



Parallèlement, sur le plan formel, la réalisation de prothèses permettait d’établir une autre sorte d’approximation, d’appropriation de l’être-cheval, en se mettant à sa hauteur, au sens littéral : « la première fois que j’ai mis ces prothèses, le haut de mon crâne était à la hauteur de celui du cheval. Donc, on avait les yeux au même niveau. C’est toujours un peu ce fantasme des primates humains que nous sommes de pouvoir fixer son regard dans la même configuration, la même attitude que l’autre, que l’animal ».



Tous ces éléments auront été réunis et hautement ritualisés le jour de la performance, réalisée le 22 février 2011 en public, à la Galerie Kapelica, à Ljubljana, en Slovénie. Comme on peut le voir dans le film réalisé à cette occasion, temps fort de l’exposition La part animale à Rurart et que Marion Laval-Jeantet résume :
 « Benoît m’injecte le sérum du sang de cheval, ensuite je reste un peu allongée pour être sûre qu’il n’y a pas de choc anaphylactique. Pendant ce temps-là un film est projeté à l’intention du public qui assiste à la performance. Ensuite j’enfile cette paire de prothèses pour faire plusieurs tours de la salle avec le cheval, puis je vais m’allonger à nouveau. En fait le timing est organisé pour que vingt minutes plus tard on prenne mon sang au moment où les marqueurs des antigènes du corps humain qui témoignent de la présence d’un corps étranger équin en moi sont les plus présents. Ce sang va être ensuite lyophilisé devant le public pour en faire une sorte de fétiche que vous retrouvez dans ces boites métalliques qui sont un peu comme des reliquaires, dans lesquels vous avez donc – aussi étrange que cela puisse paraître – du sang de ‘centaure’, c’est-à-dire le sang au moment du croisement entre les deux, mais lyophilisé, donc sous forme de poudre ».

La collection de ces huit reliquaires, de beaux objets sur lesquels sont gravés les symboles traduisant chaque étape des réactions du système immunitaire, mêle de manière inattendue les dimensions scientifiques et mystiques de l’expérience.

Ces deux dimensions sont également présentes dans la description que fait l’artiste des effets ressentis après l’injection. Si certains – comme les troubles du sommeil – avaient déjà été éprouvés lors des injections préliminaires,  « disons que l’effet inattendu c’est celui de la jonction de tous ces effets ensemble, qui fait qu’on ressent une hyperactivité, possiblement thyroïdienne, souligne Marion Laval-Jeantet. On est très très nerveux, au sens d’un métabolisme accru, d’une impression de puissance, avec en même temps  une émotivité très supérieure en raison d’une stimulation des glandes surrénales, de l’hypophyse, qui fait qu’on est très inquiet et très émotif. Cette contradiction apparente entre une puissance physique et une fragilité psychologique m’a semblé très intéressante, parce qu’en opposition avec la structure psychologique de l’homme où, en général, on a un sentiment soit de puissance, soit de fragilité, mais rarement les deux en même temps. Ce genre de phénomènes contradictoires, qui sont peut-être inhérents à l’essence chevaline – on ne sait pas – constituent une impression tout à fait étonnante, parce qu’elle est très clairement évocatrice d’une altérité. C’est comme si j’avais momentanément vécu une altérité ».

Quant à prouver scientifiquement que cette « altérité »  est bien chevaline – comme l’artiste en a la « conviction » – que les altérations métaboliques sont « vraiment liées à des vecteurs équins », c’est évidemment difficile, voire impossible. « Si ce n’est que le côté anarchique, inflammatoire, disparaît très vite, et qu’ensuite les conséquences ne sont plus de cet ordre. C’est autre chose, souligne Marion Laval-Jeantet. Ce sont, je dirais, les immunoglobulines qui ont réussi à franchir la barrière immunitaire qui continuent à avoir une action sur le métabolisme humain. Et là, je dirais qu’il y a tout de même des choses qui témoignent d’une autre essence ».

Ce dont témoigne aussi cette expérience, cette performance, c’est d’une tendance de l’art contemporain à se rapprocher des sciences et des biotechnologies, et aussi de la traduction dans l’art d’un nouveau rapport entre l’homme et l’animal, basé sur le rejet de l’anthropocentrisme. « Il y a une signification qui change fondamentalement, explique Jens Hauser, le commissaire de l’exposition. Ce n’est plus l’animal allégorique, mais l’animal partagé corporellement. C’est cela qui est nouveau, parce qu’on retire à l’animal le caractère symbolique octroyé par l’être humain pour se concentrer sur une physiologie partagée ».

Il n’en reste pas moins que tout cela est troublant. Qu’on ne peut que s’interroger, tant sur la finalité et l’enjeu de l’expérience, que sur le caractère artistique de la démarche, en dépit de la volonté affichée de Art Orienté Objet que « que l’art reste un témoin de son époque ».  A l’appui, Marion Laval-Jeantet rappelle que si « Rembrandt en train de peindre la leçon d’anatomie, c’était transgressif, c’était aussi une manière de montrer que ça avait lieu », pour conclure : « On est un peu dans la même logique ».




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